La légende des Barques Sorcières
Sur l'Ile de Sein, des Sénanes, veuves de leur état, connaissent bien la mer. En compagnie des Esprits des Eaux, elles vont aux Rondes de la Mer tenir conférences et sceller les destins. Elles possèdent tous les pouvoirs pour faire lever le vent, calmer les vagues et danser les dauphins. Elles peuvent s'entendre avec le capitaine du Bag Noz pour le faire apparaître où elles le désirent.
Elles sont les maîtresses de leur embarcation, la Barque Sorcière, ou Bag Sorser. Ce n'est pas une vraie barque ni même un canot. Elle est composée de leurs instruments de travail pour le goémon : la grande panière d'osier à fond bombé et le bâton de goémonier.
Elles entrent dans leur panier en s'accroupissant et se servent de leur bâton comme d'un gouvernail. Puis, levant leur tablier, elles appellent le vent et s'éloignent dans la Chaussée.
Elles possèdent le don de "vouer à la mer".
Titikatou était l'une d'elles. Elle était sans âge, veuve, triste mais dynamique. Elle travaillait sans relâche au goémon et habitait une petite maison du bourg. Elle allait à la messe bien comme il faut, et respectait le recteur. Elle parlait à ses morts et saluait les vivants. Les gens l'aimaient bien, mais s'en méfiaient quand même un peu : c'est qu'elle était Sorser (Sorcière). Il vaut toujours être bien avec une sorcière, que de l'avoir à dos et de risquer qu'elle vous jette un sort ou qu'elle voue votre homme à la mer.
Pour se venger d'un mauvais voisin, on pouvait aller la voir. Il fallait pour cela la trouver quand elle s'en retournait chez elle, après le travail ou après la messe du soir, quand la pénombre commence à se faire complice. Il fallait lui parler bien poliment et lui demander de ses nouvelles. C'est Titikatou qui, la première, devait aborder la question de pourquoi on avait besoin de ses services. Alors, on lui racontait son malheur et de qui il venait. Titikatou hochait la tête sous la jibilinenn et ne disait rien. Vous lui remettiez trois objets appartenant à votre ennemi, que vous aviez dérobés sans qu'il ne s'en aperçoive, et vous proposiez une date pour l'exécution de votre adversaire. Puis, vous lui mettiez dans la main le prix de son service. Elle vous saluait sans dire un mot et s'en allait son chemin, pendant qu'encore tremblant, vous rentriez chez vous.
Suivant la marée, la nuit, la lune ou les étoiles, quelques rares personnes dehors de très bonne heure pouvaient la voir comme si elle se rendait au goémon, son panier planté sur son bâton. Personne n'aurait osé la suivre. Tous savaient bien qu'en réalité, elle partait retrouver les Esprits des Eaux. Effectivement, le tablier était bientôt levé et d'autres marins racontaient à voix basse l'avoir croisée sur les vagues à quelques heures de l'aurore.
Au petit jour, elle était de retour chez elle, comme si elle n'était jamais sortie dans la nuit. Titikatou reprenait sa vie quotidienne, et si elle vous croisait, elle ne parlait pas de vos confidences de la veille. Il n'y avait qu'à attendre en tremblant. Elle partait ainsi trois nuits de suite, emportant à chaque fois avec elle un effet de votre ennemi que vous lui aviez remis, et revenant les mains vides.
Vous savez que si vous avez réussi, votre ennemi allait probablement ne pas rentrer de la pêche à la date que vous aviez demandée, et qu'il y aurait bientôt une nouvelle veuve sur l'île : un accident, le Bag Noz, une lame de fond, tant de choses peuvent arriver sur un bateau. C'était cela "vouer quelqu'un à la mer": jeter une malédiction qui l'entraîne à périr, englouti par les flots
Mais si vous n'aviez pas réussi, alors il était trop tard pour tenter de sauver votre âme. Et c'est vous que l'Ankou viendrait chercher à la date proposée par vos soins. On ne jette pas des sorts impunément.